LA VIGNE
Par Kit Reed
Dans la religion de la Grèce antique, la vigne était le symbole de Dionysos, et elle a été associée à diverses divinités d’autres religions. La nouvelle qui suit peut être lue à deux niveaux au moins, celui de l’allégorie n’étant pas moins clair que celui du compte rendu d’anthropologie culturelle. Les humains mis en scène vivent par la vigne, et pour elle ; et c’est elle, dans son impassibilité apparente, qui domine ce récit.
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OUS les jours que Dieu faisait, été comme hiver, à travers le feu, l’eau, les calamités et les siècles, la famille des Baskin avait entretenu la vigne. Personne ne savait au juste quel âge avait cette vigne, ni qui l’avait plantée et avait chargé le premier des Baskin de s’en occuper. Quand les premiers colons arrivèrent dans la vallée, la vigne était déjà là. Personne ne savait qui avait construit la serre gigantesque qui l’abritait, ni qui envoyait les camions venant, chaque automne, ramasser les fruits.
Les Baskin eux-mêmes l’ignoraient. Cependant, ils avaient pris soin de la vigne depuis le début, élaguant, taillant, récoltant, arrosant à des moments où personne d’autre n’avait de l’eau, la nourrissant même quand il n’y avait rien à manger. Ils vivaient dans une petite maison à l’ombre du grand tronc, lui consacrant toutes leurs journées, le dos courbé, la peau rendue pâle et molle par toute une vie passée dans la moiteur de la serre.
Quand ils mouraient, ils étaient enterrés dans une parcelle de terre familiale, juste au-dehors de l’immense serre, à même la terre, sans linceul ni cercueil, afin que leurs corps continuent à nourrir la vigne.
Le fils aîné était le seul à se marier. Généralement, il allait faire sa cour en dehors de la vallée, afin que la fiancée ignore, jusqu’au moment où il la ramènerait chez lui, que son destin serait désormais de porter des fils et des filles pour prendre soin de la vigne. Bien qu’on n’en ait pas eu de preuves, on chuchotait qu’il y avait eu des cérémonies rituelles au cours desquelles, quatre fois l’an, les Baskin donnaient leur sang pour enrichir leur terre.
Même enserrée comme elle l’était par des parois de verre à multiples panneaux, la vigne jetait son ombre sur toute la vallée. Aux périodes les plus fastes, quand les cultivateurs contemplaient leurs plus beaux fruits, ils savaient qu’ils ne pourraient se mesurer aux grappes qui pendaient à l’intérieur de la serre. Quand le gel arrivait trop tôt, ou que la sécheresse craquelait le sol, ils en blâmaient la vigne. Cependant, tout en la haïssant, ils éprouvaient pour elle une étrange attirance. Été comme hiver, une procession ininterrompue venait des coins les plus reculés de la vallée et quelquefois même, de la région au-delà. Tous se dirigeaient vers la grande serre, attendant en silence leur tour d’y pénétrer. À l’extérieur, l’herbe ne poussait pas. Sur des centaines de mètres alentour, le sol était sec et nu. Les visiteurs approchaient par un unique passage surélevé, conscients de l’immense et puissant réseau qui s’étendait sous leurs pieds : les racines de la vigne. Celle-ci obscurcissait la serre devant eux, chaque panneau de verre masqué par un feuillage bourgeonnant et des fruits lourds et envahissants. À l’entrée, ils donnaient la pièce à la plus jeune fille des Baskin et passaient dans le tourniquet pour regarder le tronc noueux par-dessus la balustrade. Leurs yeux le suivaient jusqu’au pied et contemplaient la terre soigneusement remuée qui le supportait. La plupart refusaient de comprendre comment cette « chose » pouvait mesurer vingt pieds de travers.
La terre était divisée par une série de caillebotis, que les Baskin suivaient avec leurs sécateurs, leurs houes et leur raphia, prêts à briser une motte de terre ou à rattacher une branche qui aurait pu se détacher du tronc énorme et se mettre à pendre.
Au-dessus, l’arbre étendait sa ramure, enguirlandé et presque caché par les innombrables torsades, souples et nerveuses, de la vigne géante. La serre tout entière était remplie par les branches et les fruits de ce seul plant, de sorte que les visiteurs, debout sur un balcon, juste à gauche du cottage des Baskin, pouvaient contempler des mètres et des mètres d’espace libre, quadrillé par les caillebotis et coiffé de vert feuillage. De ce toit de verdure pendait, masse après masse de grappes parfaites, le fruit pourpre et opulent de la vigne. Scrutant la pénombre glauque, les visiteurs pouvaient voir les Baskin allant et venant le long des sentiers, sortes d’ectoplasmes permanents dans leurs vieilles chemises délavées. Certains prétendaient que la vigne tirait sa vie des Baskin. D’autres, au contraire, affirmaient que c’étaient les Baskin qui tiraient leur vie de la vigne.
Quelle qu’ait pu être la vérité, le visiteur sentait dans leurs mouvements une hâte, une sorte de précipitation effrayante et, l’instant d’après, il se sentait lui-même pris à la gorge, comme si la vigne le menaçait lui aussi, drainant l’air qu’il respirait ; il se détournait alors hâtivement pour s’enfuir vers le soleil, remarquant à peine les autres qui se pressaient vers la balustrade pour prendre sa place.
Mais, malgré son effroi, le visiteur reviendrait. De retour dans sa propre maison, loin de là, en quelque autre saison, il fermerait les yeux et reverrait cet obscur réseau de feuillage. Quelque chose l’attirerait et c’est pourquoi un jour il reviendrait, peut-être avec une fiancée, peut-être un fils aîné, et il leur dirait : « J’ai essayé de vous la décrire… mais, voyez, il n’y a pas de mots pour la vigne. » C’était la raison aussi pour laquelle les foules attirées vers la vallée allaient en augmentant. Le temps passant, il avait fallu de nouvelles routes et des endroits pour se restaurer. Comme certains venaient de si loin qu’ils avaient besoin de se reposer avant de continuer, les gens de la vallée construisirent des auberges. L’un après l’autre, les cultivateurs restreignirent leur propre production, abandonnant leurs vignes pour placer leur argent dans des restaurants et des motels. Des cinémas surgirent et quelqu’un construisit une terrasse dominant la serre, l’agrémentant de parasols et de piscines. Un autre créa de petites grappes de joaillerie que les visiteurs pouvaient acheter, et un autre encore mit en bouteilles un vin qu’il prétendit venir de la vigne. Les gens dans la vallée devinrent raffinés et prospères et, bien que vivant toujours à l’ombre de la vigne, ils ne la maudirent plus. Ils disaient au contraire, en regardant le ciel : « Espérons qu’il va pleuvoir ! La vigne a besoin d’eau ! » ou bien « S’il tombe de la grêle, espérons qu’elle ne va pas casser le verre et endommager la vigne ! ». Au bout de quelque temps, ils abandonnèrent complètement la culture et, à partir de ce moment-là, leur existence dépendit entièrement du flot régulier des visiteurs qui venaient voir la vigne.
C’est ainsi que Charles Baskin vint au monde pendant une période de prospérité où les gens de la vallée n’évitaient déjà plus les Baskin. Ils disaient, au contraire : « Toujours occupée, la famille ? » ou, tapant sur l’épaule de Charles :
« Alors, Charlie, ça va, la vigne ?
— Très bien ! » répondait-il distraitement, car il allait sur ses vingt ans, il était l’aîné, et le temps était venu pour lui de prendre femme. Autrefois, c’eût été plus difficile ; dans l’ancien temps, un Baskin qui allait faire sa cour devait prendre une carriole ou une charrette, passer les montagnes et voyager jusqu’à ce qu’il atteigne une ville où personne n’avait jamais entendu parler de la vigne.
La mère de Charles était venue de l’une de ces villes.
Elle était arrivée, les yeux éblouis d’amour et les oreilles pleines des mensonges et promesses de son père, ne comprenant qu’au moment d’entrer dans la serre qu’elle passerait le reste de sa vie à s’occuper de la vigne. Charles l’avait vue languir tout au long de son enfance, s’asseyant sur une racine pour pleurer et, nuit après nuit, il avait écouté ses histoires sur la vie du dehors.
Cependant, durant la brève période de ces vingt années qui s’étaient écoulées depuis sa naissance, le climat et l’ambiance de la vie dans la vallée avaient changé. Les parents de sa mère vinrent leur rendre visite et au lieu de protester, ils se déclarèrent enchantés. Le maire les amena, gonflé d’orgueil, et le vieux couple admira la serre, s’exclama sur le cottage et alla même jusqu’à tapoter le tronc de la vigne. La mère de Charles protestait encore, essayant de leur expliquer, mais ils lui dirent : « Tu dois être heureuse, chérie ! » et repartirent…
Charles, qui les observait, pensa : « Pourquoi ne le serait-elle pas ? » Car la vigne, à cette époque, suait la prospérité et même si les visiteurs étaient impressionnés, ils étaient aussi pleins de sollicitude : « Il faut davantage d’engrais », disaient-ils, ou « Davantage de nourriture » ou « Nous ne pouvons permettre qu’il arrive quelque chose à la vigne ! »
C’est pourquoi quand Charles atteignit l’âge d’homme, n’importe quelle fille de la vallée eût été fière d’entrer par mariage dans la famille qui s’occupait de la vigne. Plusieurs d’entre elles cherchèrent à capter son attention. Mais Charles aimait depuis toujours Maïda Freemont, dont le père tenait le palace de luxe sur la colline.
Debout dans le soleil couchant, ils regardaient tous deux, au-dessous d’eux, les derniers rayons briller sur le toit de verre de la serre.
« Viens, dit Charles, descends dans la vallée pour vivre avec moi.
— Je ne sais pas… » Par-dessus son épaule, Maïda regardait l’étincelant toit de verre. « Cet endroit me donne la chair de poule.
— Quelle sottise ! intervint son père qui n’était pas censé écouter. Il faut bien quelqu’un pour prendre soin de la vigne.
— Oui, dit Charles, avec un frisson de soudaine prémonition. Mais je t’aime, Maïda, je prendrai soin de toi. »
Il s’accrochait à elle, pensant que s’il pouvait seulement l’épouser, tout irait bien. « Maïda ?
— Oui. »
Il l’emmena en voyage de noces jusqu’à l’Océan, quelques jours de liberté avant d’entrer dans la serre pour y vivre. Ils revinrent bronzés et en pleine forme et Charles la conduisit à travers les foules alignées le long des caillebotis attendant de voir la vigne. Non sans ostentation, il la souleva et l’emporta à travers le portillon.
« Et voilà ! dit-il, en la posant à terre à l’intérieur, sur le balcon. Nous y voilà ! »
Elle enfouit la tête dans son cou.
« Oui, nous y voilà ! »
Une fois qu’ils se furent embrassés, il se sentit mal à l’aise. Il lui sembla qu’il y avait comme un subtil changement dans la teinte de la lumière et que l’air était différent aussi, plus lourd, avec une infime odeur de fermentation. Troublé, il prit Maïda par la main et se hâta de la faire entrer dans la maison.
Le reste de la famille était assis en rond dans le salon, Papa, Maman, Sally et Sue. Ils avaient enlevé leurs bleus de travail, Maman et les filles avaient mis des robes lavande, Papa portait sa chemise lie-de-vin. Ils entourèrent les jeunes mariés et il s’écoula une minute ou deux avant que Charles ne réalisât que quelqu’un manquait.
« Où est grand-père ?
— Parti… répondit sa mère évasivement.
— Parti…
— Où ? »
Papa secoua la tête :
« Quelque chose l’a pris et il est mort.
— Il était temps », ajouta Sue tranquillement. La mère s’empressa de faciliter les choses.
« Je vous ai installés dans sa chambre un très joli salon. Ainsi, vous aurez vraiment tout un appartement à vous. »
Dehors, on entendit une rumeur, comme si la vigne entière bougeait. Maïda se serra contre Charles et il l’étreignit tendrement :
« Merveilleux, Maman ! C’est merveilleux !
— Oh ! Charles, murmurait Maïda, emmène-moi hors d’ici ! »
Charles hésita. La famille les regardait avec des yeux violets. Ils attendaient. Il hocha la tête et entraîna Maïda :
« Viens, ma chérie ! »
Et sur le palier, il lui murmura :
« Fais-moi confiance. Fais confiance à la vigne. »
Ils montèrent chez eux. Dehors, il y eut un son, comme un gigantesque soupir.
Charles se leva de bonne heure, mais la famille était déjà au travail, Sally au tourniquet, ramassant de l’argent, Sue accroupie sur un caillebotis, tirant distraitement sur une mauvaise herbe. La mère était sur une échelle à l’autre bout de la serre, attachant une vrille de la vigne. Charles s’approcha d’elle :
« Maman, il y a quelque chose de changé… »
Mais elle se contenta de froncer les sourcils sur son nœud et refusa de lui parler.
À midi, lorsqu’ils rentrèrent à la maison, Maïda avait repris ses esprits. Elle était dans la cuisine, les cheveux relevés, et elle sifflait.
« J’ai fait un gâteau », annonça-t-elle.
Le déjeuner s’acheva gaiement. Sally ne cessait de parler d’un garçon qu’elle avait vu et qui avait passé deux fois le tourniquet sans jamais aller voir la vue du haut du balcon. Il avait payé juste pour pouvoir lui parler. La mère souriait, donnant à Maïda une foule de conseils parfaitement inutiles pour le ménage. Le père était un peu pâle et absent.
« Le gâteau », annonça Maïda, en y plantant un couteau.
Ce fut la consternation !
« Du raisin ! »
Une fois qu’ils eurent fini de lui parler, Charles la conduisit dans leur chambre, essayant de la calmer :
« Je t’en prie, chérie, cesse de pleurer. Tu n’as pas compris…
— Mais tout ce que je voulais, c’était…
— Je sais. Mais tu as blessé la vigne. Aucun de nous n’a le droit, jamais, jamais, de faire du mal à la vigne. »
Baskin resta dans la serre une heure de plus ce soir-là, pensant peut-être faire amende honorable pour les grappes coupées par sa femme. Il suivit les caillebotis extérieurs, élaguant et nettoyant, lorsque, dans l’étrange et silencieux instant qui précède le coucher du soleil, il tomba sur son père. Celui-ci était couché sur le sol contre la paroi extérieure, la face contre terre, en une sorte d’inquiétante communion. Quand Charles l’appela, il ne bougea pas. En le tirant et le traînant, Charles réussit à le ramener sur le passage :
« Père, tu n’es pas censé te coucher comme ça dans la boue ! »
Le vieil homme le regarda comme vidé :
« Il le fallait. Je devais le faire.
Mais pourquoi, père, pourquoi ?
— Tu ne comprendrais pas…
— Père, est-ce que tu te sens bien ? » Le vieil homme le repoussa.
« Allons ! Viens. Il est temps d’arroser la vigne. »
Les derniers visiteurs étaient partis et ils ouvrirent les robinets des lances d’arrosage. Ils dînèrent au son de ce doux bruissement d’eau. Cette nuit-là, Charles et Maïda, couchés l’un près de l’autre, furent bercés par cette incessante pluie artificielle.
Le père ne redevint jamais tout à fait le même. Il mourut dans les deux mois, d’un mal mystérieux qui le détruisit sous leurs yeux. Pendant qu’il dépérissait, la vigne prospérait, lourde de fruits, s’étendant et s’élargissant à un point tel que Charles craignit pour les dimensions de la serre. Il travaillait pendant de longues heures, taillant et émondant, cherchant à lui fixer des limites, et plus il travaillait, moins il semblait avoir de forces. Sa mère et les filles semblaient touchées, elles aussi, se traînant avec effort, diminuant sous ses yeux.
Seule, Maïda semblait aller bien, occupée par une vie qui paraissait ne rien avoir à faire avec la serre ou la vigne. Elle était enceinte et dans leurs projets d’avenir, ni elle ni Charles ne la mentionnaient jamais.
Seule, Sally semblait hostile à la venue du bébé, harcelant Maïda parce qu’elle n’aidait pas comme les autres, bien qu’elle-même passât de moins en moins de son propre temps à travailler. À la place, elle était pendue au portillon à bavarder avec un garçon.
« Tu ferais mieux de lui dire de ne plus venir ici, lui dit Charles, un soir.
— Et pourquoi lui dirais-je ? J’ai ma propre vie à vivre ! »
Charles fronça les sourcils en la regardant :
« Ta vie, c’est la vigne ! »
Le lendemain, elle était partie. Elle avait mis ses vêtements dans une valise de carton et fui avec ce garçon. Ils reçurent une carte postale envoyée d’une ville lointaine. « Sortez-vous de là avant qu’il ne soit trop tard ! » Il n’y avait pas d’adresse pour la réponse.
Sue secoua la tête en la lisant.
« Il nous faudra travailler plus dur pour la remplacer.
Cela ne servira à rien », lui dit sa mère, de son coin. Sa voix tremblait de désespoir. « Il n’y a rien à faire.
— Ne dis pas cela, coupa Charles sèchement. Il faut que nous prenions soin de la vigne.
— Au diable, ta vigne ! » interrompit Maïda, aux derniers jours de sa grossesse.
Comme Charles ne put trouver sa mère pour l’aider quand son fils vint au monde, Sue et lui durent jouer les sages-femmes. Quand tout fut terminé, Charles suivit les caillebotis et appela la vieille femme pour lui annoncer la nouvelle. Finalement, il la trouva face contre terre, comme son père, et il lui fallut la tirer pour la libérer. Il lui sembla entendre un craquement lorsqu’il l’arracha au sol. Effrayé, il la ramena à la maison et la mit au lit. Même lorsqu’elle reprit des forces, il ne voulut plus la laisser sortir. Lui et Sue continuèrent seuls, parce qu’il le fallait bien. De toute façon, sa mère mourut. Ils l’enterrèrent dans le carré familial où elle pourrait nourrir la vigne.
Maintenant, ils étaient quatre à la maison, Charles, Maïda, le bébé, et Sue qui dépérissait à vue d’œil. Charles aurait désespéré, il aurait fui, s’il n’y avait pas eu le bébé. C’était lui son avenir et son espoir. Il grandirait, fort et prospère, et continuerait la tradition des Baskin en prenant soin de la vigne.
« Nous allons avoir une petite fille bientôt », annonça Maïda, rayonnante.
De l’autre côté de la cheminée, Sue porta les mains à ses lèvres et passa des doigts tremblants sur son visage. Quand Charles sortit sous le porche, il entendit ses pas, rapides, désespérés. Mais il faisait nuit et la grande vigne craquait au-dessus de lui. Il eut un frisson et rentra.
Ils ne revirent jamais Sue, de sorte que Maïda fut obligée d’attacher le bébé dans son parc et de sortir pour aider son mari dans la vigne. Elle était rapide et capable, et maintenant qu’elle avait mis un enfant au monde, elle semblait étrangement réconciliée avec la vie à l’intérieur de la serre, faisant corps avec ceux qui avaient œuvré là. Ils travaillaient bien tous les deux, mais Charles commença à remarquer un changement en elle. Il la retrouvait sur le caillebotis le plus éloigné, la joue appuyée contre la paroi de verre. Ce fut à peu près à cette époque que Charles découvrit le squelette de Sue, pendu dans un cocon de verdure. Il le décrocha et l’enterra rapidement pour que Maïda ne le voie pas. La terre semblait vivante de vrilles entortillées et il recula, effrayé.
« On va s’en aller, se dit-il en mordillant sa lèvre inférieure. Je vais les emmener, elle et le bébé, et les sortir d’ici. » Mais il était déjà trop tard. Ses appels angoissés restèrent sans réponse et, finalement, il trouva Maïda pressée contre le sol, juste devant la porte du cottage. Lorsqu’il la souleva, elle sourit, aveugle, mais tendre encore et pleine d’amour. Aux endroits où sa peau avait touché la terre, elle était marbrée de minuscules veines éclatées. Il la prit dans ses bras et s’enfuit, s’effondrant sur la route au-dehors. Lorsque la police les eut emmenés à l’hôpital, Charles appela le père de Maïda.
« Monsieur Freemont, Maïda et moi, nous nous en irons d’ici dès qu’elle sera assez bien pour voyager.
— Vous allez vous remettre, répondit Freemont, qui n’écoutait pas. Je m’occuperai de Maïda ici. Il vaut mieux que vous retourniez chez vous et que vous vous occupiez de la vigne.
— Vous ne comprenez pas ! Il faut que nous partions d’ici. »
Le vieil homme se tourna vers la serre.
« Allons, fils ! Elle va aller mieux. Allez, retournez au travail ! »
Comme il n’y avait pas autre chose à faire, il y alla, mais son esprit bouillonnait de projets. Quand Maïda irait mieux, il l’emmènerait, elle et le bébé, au besoin il volerait une voiture et ils rouleraient et rouleraient jusqu’à ce qu’ils soient en sécurité.
« Elle est morte, dit le père au portillon, en pleurant.
— C’est la vigne qui l’a tuée », s’écria Baskin sauvagement.
Le vieil homme lui tapota l’épaule. « Là ! Là ! La vendange est proche. Vous savez combien les visiteurs aiment ça…
— Mais il faut que je…
— Il faut continuer pour Maïda. Pour la vallée. Nous dépendons tous de vous. »
Avant qu’il ne puisse protester, le vieillard lui mit un râteau dans la main. Une équipe commençait à installer un portillon automatique.
« Je vais vous dire quoi, dit Freemont. On va mettre une pancarte : Pas de visiteurs. Pour vous donner le temps de porter le deuil.
— Mais il n’y en a pas, protesta Baskin s’adressant à la serre vide. Il n’y a pas de temps pour le deuil ! Il n’y a de temps que pour prendre soin de la vigne ! »
Ces exigences lui prirent toutes ses heures éveillées. Il attachait le bébé dans son parc sous le porche, là où il pouvait le surveiller, et si, la dernière nuit, il le laissa sans surveillance, ce fut à peine sa faute. Il entendit un coup sec et un gémissement dans le lointain et se précipita pour voir ce qui se passait. La vigne avait cassé un panneau de verre. Il s’apprêtait à retourner vers la maison et le bébé, lorsqu’une liane s’enroula autour de son bras, le retenant comme pour lui dire : Écoute !
Il se libéra avec impatience. Pris d’une panique grandissante, il se mit à courir.
Il n’aurait pu y arriver. Personne n’en aurait eu le temps. Le bébé avait grimpé ou avait été sorti de son parc et il jouait dans la boue devant la maison. Baskin cria, à s’en faire éclater la gorge, mais avant que le bébé n’entendît ou essayât de répondre, une racine surgit du sol, s’enroula autour de son cou et l’entraîna sous terre.
Charles crut entendre une éructation cosmique.
Se jetant à plat ventre dans la boue, il se mit à la gratter avec fureur, mais il n’y avait pas signe de l’enfant, ni de son bonnet, ni de son hochet, rien, pas même un ossement. Dans sa peine et sa rage, Baskin creusa profondément, coupant les racines, creusant la terre. Le sol était vivant, se battant contre lui et il ne se libéra qu’à grand-peine.
Il battit en retraite vers le porche, respirant avec difficulté. En entrant dans la maison, il rassembla des papiers, des bouts de bois, des chiffons, et il suivit les caillebotis jusqu’au tronc de la vigne. Là, il fit un bûcher, l’imbiba d’essence et y mit le feu.
Et c’est ainsi que Charles Baskin déclara la guerre à la vigne. Sautant en arrière pour éviter la chaleur, il jura, pensant que tout allait être fini bientôt. Mais pendant qu’il regardait le feu, le mécanisme des lances d’arrosage se mit en marche, actionné sans doute par un tentacule de la vigne. Quand la fumée se fut dissipée, il s’aperçut que la vigne avait à peine souffert, que le feu était éteint, arrosé de l’intérieur, et que le tronc blessé baignait dans sa propre sève.
Ensuite, Baskin l’attaqua à la tronçonneuse. Mais avant qu’il ait pu aller plus loin, de toutes les ramures de l’arbre, la vigne lâcha des pampres et des vrilles, et chaque vrille se mit à prendre racine. De jeunes pousses se saisirent de la scie et tentèrent de la retourner contre lui. Il lui fallut se frayer un chemin pour se libérer et s’enfuir de la serre dans un désespoir grandissant. Il pensa à renverser un cuveau de lessive sur le sol, mais avant qu’il ait pu s’en approcher suffisamment, des racines se mirent à surgir de terre au-dehors de la serre, s’enroulant autour de la cuve et se tendant vers Baskin lui-même. Il aurait attaqué le tronc une seconde fois, mais la serre était déjà impénétrable. La chose s’était entourée d’une épaisse armature de vrilles et de lanières fibreuses et il ne réussit jamais à s’en approcher assez pour lui faire du mal : c’est lui qui eût été pris d’abord.
Désespéré, il décida de tenter un dernier effort. S’il ne pouvait détruire le plant, il pouvait au moins détruire la serre et la première gelée ferait périr la vigne.
Il n’avait cassé que trois panneaux quand le plant, furieux, jeta ses lanières au-dehors et le prit au piège. Il se débattait encore faiblement quand le premier camion se profila à l’horizon. Ils arrivaient de la ville pour voir ce qui se passait.
« Dieu merci ! dit le premier sauveteur. Oh ! Dieu merci ! »
L’homme le regarda, à travers la verdure.
« Qu’est-il arrivé ?
— Il faut la tuer, répondit Baskin, en pensant : maintenant, ils vont voir. Il faut qu’ils voient. Il faut que nous la possédions avant qu’elle ne nous possède.
— Il essayait de lui faire du mal, dit l’homme à quelqu’un derrière lui. On dirait que nous sommes arrivés juste à temps. »
Baskin sursauta, ne comprenant pas encore :
« Juste à temps ! »
Ils reculèrent et laissèrent la vigne finir ce qu’elle était en train de faire. Puis ils tirèrent au sort, pour choisir sur-le-champ un nouveau gardien. L’heureux gagnant envoya un ami en ville pour en informer sa femme et puis il s’avança, ouvrant les doubles portes de la serre. Lorsqu’il approcha, la vigne retira ses vrilles et les enroula soigneusement sur l’arbre.
À peine inquiet, le nouveau gardien se pencha vers la pénombre et murmura :
« Vous allez bien, là-dedans ? »
Traduit par Dorothée Tiocca.
The Vine.
© Kit Reed, 1967
© Librairie Générale Française, 1982 pour la traduction.